Les chanvriers du Rhin

Léon Loiseau – 1860

Le Rhin et sa magnifique vallée n’appartiennent pas seulement aux fantaisies sentimentales du touriste et au luxueux vagabondage des familles anglaises. Industriels et agronomes peuvent, au passage, y trouver de profitables leçons. Entre les noires montagnes et le fleuve des légendes, il y a le sol fécond et la culture intelligente. Le paysage est au poète et à l’artiste, la terre est au paysan, qui lui aussi est artiste poète quand il est poussé par son génie : l’intérêt. Il sait planter un bois, soigner un coteau, creuser mille ruisseaux dans son pâturage, détourner un cours d’eau ou l’arrêter, le distribuer en petits lacs qu’il entoure de rocailles. Si vous avez parcouru cet immense jardin dont l’allée principale est le chemin de fer de Khel à Appenweir, vous vous êtes étonné du grand nombre de petits étangs aux eaux limpides qui encombrent presque cet intéressant paysage. Toutes ces pièces d’eau, défendues par un cordon de grosses pierres, sont les routoirs des chanvriers du Rhin. Ces lacs en miniature un vrai paradis de poissons, un lieu de rendez-vous que les bergeronnettes viennent saluer de leur perpétuel hochement de queue, deviennent à une époque de l’année, infects comme l’Averne ; les poissons y mourraient, les oiseaux y tomberaient comme asphyxiés s’ils n’en fuyaient le voisinage. Cette époque est celle où l’on a déposé dans l’eau le chanvre qui doit y subir le rouissage.

Le rouissage
Le rouissage

La culture du chanvre est fort lucrative dans le Hanau badois. La richesse du sol fait acquérir à la plante un développement exceptionnel, et l’industrie du paysan chanvrier a su donner à la matière textile une supériorité incontestable.

Le chanvre (cannabis sativa) appartient à la famille des urticées. Ses plus proches parents sont l’ortie commune et le chanvre indien (cannabis indica), avec lequel on ne fait pas de cordes, mais qui fournit une substance célèbre sous le nom de haschih.

Comme végétal, le chanvre a de la physionomie. Cultivé isolément et dans un bon terrain, il prend un port distingué, une taille élancée, et se charge à sa base de beaucoup de petites branches. Quand on le cultive au point de vue industriel, il est semé à pleine main, et récolté en brins minces, flexibles, n’ayant que peu ou point de branches latérales.

Originaire de la Perse, le chanvre s’est acclimaté en Europe aussi solidement que le blé, grâce à la rapidité de sa vie végétale. Beaucoup de terrains lui conviennent, mais on peut dire que son développement est toujours l’expression de la richesse du sol. Il végète avec luxe dans le Hanau badois, et certains sujets y atteignent une hauteur de cinq mètres. Voici d’ailleurs très rapidement l’histoire végétale et industrielle des chanvres de la vallée du Rhin.

Il y a deux manières complètement différentes de cultiver le chanvre, de le récolter, d’en préparer la fibre, suivant qu’on veut produire une matière textile destinée à la fabrication des cordages, ou une matière qui doit être livrée au tissage.

Il faut de suite établir ces deux catégories : 1° Chanvre à défaire à la main (corderie) (schleiss hanf) ; 2° Chanvre à casser (tissage) (brech hanf).

Le chanvre à cordages doit fournir une fibre longue, nerveuse, solide ; la plante elle-même doit donc être saine, vigoureuse, de haute taille. Il faut choisir une terre riche, ayant du fond, et une graine de bonne origine. On sème clair, et quand la végétation est assez avancée pour permettre de distinguer les sujets les plus vigoureux, on fait un binage. On détruit ainsi les brins chétifs, rabougris ; l’air et la lumière circulent plus librement dans la plantation.

À l’époque de la cueillette, on fait un nouveau choix ; tous les pieds qui ne sont pas de belle venue sont abandonnés et fourniront plus tard du chanvre à casser. Ce dernier travail demande quelques précautions : la plus importante est de faire tenir suffisamment haut les tiges arrachées, pour ne pas briser celles qui restent à cueillir. Cette manœuvre est rendue beaucoup plus facile si, en pratiquant le binage, on a eu soin de ménager des petits sentiers d’exploitation.

Moins de précautions sont réclamées dans la culture du chanvre à casser. On sème plus épais et on attend la maturité. Le chanvre porte-graines (que les paysans s’obstinent à considérer comme la plante mâle) est cueilli le dernier. Le chanvre est récolté, il est mort comme végétal. Le paysan n’est plus cultivateur, il va se faire chimiste et industriel. Son laboratoire est en plein air ; vous le connaissez, c’est le petit lac transparent, régulièrement taillée, entouré de grosses pierres, c’est-à-dire le routoir.

La préparation qui permet de séparer de la plante la fibre textile s’appelle rouissage (hanf kiess). Ce mot n’a pas une étymologie certaine, mais on lui en prête trois ou quatre. Le rouissage est une véritable décomposition végétale, une fermentation putride arrêtée à cette limite où elle détruit la partie filamenteuse qu’on veut isoler. Cette décomposition a son point de départ dans une substance glutino-résineuse, qui unit la couche fibreuse au corps de la plante, et les fibres entre elles. Et c’est au milieu de l’eau (plus ou moins rapidement, suivant l’élévation de la température), que s’opère cette fermentation grâce à la présence du gluten, substance éminemment fermentescible. Un des nouveaux produits de cette décomposition est l’ammoniaque qui agit à son tour en dissolvant la matière résineuse.

Je ne détaillerai pas davantage cette théorie généralement admise par les chimistes, mais je veux insister sur les singuliers phénomènes qui accompagnent cette opération, parce qu’ils intéressent la culture, l’industrie, et surtout parce qu’ils touchent à une sérieuse question d’hygiène générale.

Une fois que le chanvrier a réuni en petites bottes les tiges de chanvre triées avec soin, il se sert de grosses pierres qui entourent le routoir pour les maintenir sous l’eau. Il n’y a pas vingt-quatre heures qu’elles y séjournent, que déjà des bulles gazeuses s’élèvent et viennent crever à la surface. Ces premières bulles contiennent l’air presque pur. Mais au troisième jour il se dégage de l’acide carbonique, et l’odorat peut constater déjà cette odeur sui generis, caractéristique du chanvre en décomposition. À cette période de la macération, les produits gazeux sont plus complexes, puisque l’analyse démontre la présence de l’hydrogène carboné, de l’acide sulfurique, etc… Quant aux produits fixes, ils se déposent ou se dissolvent.

L’odeur repoussante émanant des routoirs, et la mort du poisson, ont fait considérer la pratique du rouissage dans l’eau comme funeste à la santé publique ; on a mis sur son compte les maladies qui pouvaient se déclarer dans le voisinage.

Rien n’est moins prouvé. Pourquoi le poisson périt-il ? Il périt ou par l’absorption de cette matière enivrante (une sorte de haschih) que renferme l’espèce cannabis ; ou par asphyxie, puisqu’il est constant qu’au bout de quelques jours les routoirs ne contiennent plus d’air respirable ; ou enfin par l’action directe des gaz délétères en dissolution dans l’eau.

Les maladies qui se déclarent coïncidemment n’ont point un caractère de spécificité qui autoriserait à les considérer comme le résultat de l’action pernicieuse des vapeurs infectes provenant du rouissage.

Enfin, une atmosphère désagréable pour l’odorat n’est pas, pour cela, positivement malsaine. Les tanneries, certaines industries féculières, les fabriques de noir animal, sont presque inabordables et fonctionnent sans relâche. Constate-t-on qu’elles entretiennent dans un certain rayon, des maladies spécifiques (j’insiste sur le mot) ? Le rouissage est une opération analogue, puisque c’est une décomposition organique.

En France, cette question de l’innocuité du rouissage a été résolue par les très complètes expériences de Parent-Duchâtelet (Mémoire adressé à l’Académie des sciences). Tout récemment, le docteur Gendron (de la Sarthe) a soutenu la même thèse avec autant d’esprit que d’érudition, dans une polémique qui a fait bruit dans nos départements du centre. Dans le Hanau badois, les paysans ne se plaignent que d’être obligés d’entrer quelquefois dans les chanvriers pour surveiller la macération, et de vivre, tant qu’elle dure, au milieu de l’humidité qu’entretiennent ces flaques d’eau. Quant à l’eau elle-même, ils lui attribuent une grande vertu cicatrisante et l’emploient pour guérir leurs blessures, soit en bains, soit en lotions.

Le chanvre à défaire à la main (schleiss hanf) doit séjourner moins longtemps dans les chanvriers que le chanvre à casser (brech hanf). La fibre, moins énervée, conserve alors plus de solidité ; sa dessication, moins complète aussi, doit être plus soignée. Ainsi on ne sèche jamais le schleiss hanf dans les fours, mais toujours à l’air libre.

Le moment est venu de défaire le chanvre. Cette opération n’est point un travail, c’est une fête de nuit bien impatiemment attendue ; c’est un raout de chanvrier. Le lieu de réunion est à quelque distance du village. On choisit les plus belles soirées d’automne. Filles et garçons arrivent, chacun portant sa chaise sous le bras. On improvise un foyer au milieu des champs. Le cercle se forme ; on se recherche ; on choisit sa voisine. Plus d’une Galatée allemande aiguise ses provocations, prépare ses attaques. Le silence règne d’abord ; on travaille. Il faut voir avec quelle agilité, avec quel soin on dépouille chaque brin de chanvre, en le tenant droit d’abord, puis en le brisant de distance en distance à mesure que le filament se détache ! Chaque débris de tige, lancé adroitement dans le foyer, l’alimente et l’agrandit ; une flamme large et brillante, à peine inclinée par la brise, éclaire les profils vigoureux des travailleurs ; un cercle d’ombres mobiles répète capricieusement leurs gestes. Le babil commence ; on hasarde d’agaçantes taquineries ; plus d’un robuste Cupidon, faisant arc de son chanvre, envoie un fragment de chènevotte, en guise de flèche, au coeur d’un paysanne. À mesure que la besogne avance, la gaieté devient plus bruyante et plus hardie, on dirait que les émanations enivrantes de la plante ont tourné toutes ces têtes, habituellement si calmes. Un feu de joie termine la soirée, et chaque groupe rentre bruyamment au village.

Chanvriers cassant le chanvre à la main
Chanvriers cassant le chanvre à la main

Ce chanvre, ainsi préparé (schleiss hanf), et provenant du Hanau danois, a une réputation au moins égale à celle du chanvre piémontais, et il est bien supérieur à celui de Russie, si haut coté sur les marchés de Riga. Il est généralement expédié à des maisons de la Prusse rhénane et de Coblentz au prix de 20 francs le quintal badois (49 kil. 1/2) ; il est réservé à l’industrie cordière, immense débouché qui commence à la cordonnerie et finit aux ateliers des corderies maritimes.

Le chanvre à casser (brech hanf) passe plus de temps dans les routoirs. Sa dessication réclame moins de soins ; on la hâte en la pratiquant dans des fours spéciaux. Ces fours, établis dans des anfractuosités de terrain, par groupe de cinq ou six, à l’abri des grands vents, fonctionnent quelques fois jour et nuit, et projettent dans l’ombre des lueurs fantastiques qui font rêver de légendes.

Chanvriers cassant le chanvre au séran
Chanvriers cassant le chanvre au séran

Pour casser le chanvre, on se sert d’un instrument spécial (hanf-knitch) : c’est le séran ; l’opération elle-même s’appelle sérançage. On s’aperçoit très bien, après cette manipulation, que le chanvre séché au four n’a ni le soyeux ni la finesse du chanvre séché à l’air libre. Il est aussi plus cassant, partant moins solide, et, à la main, il donne cette sensation qu’on éprouve en touchant du crin. Il est spécialement destiné au tissage, et se vend au prix de 12 francs le quintal badois.

Léon LOISEAU
L’Illustration, journal universel – 24 novembre 1860

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