Les cordiers du Boulonnais

Cordier à vapeur

Cordiers ou « machiniers »

Les bateaux cordiers (qui pêchent à la corde) étaient à l’origine des voiliers. Après l’invention de l’hélice en 1831 par F. Sauvage, illustre Boulonnais, le second grand progrès fut la vapeur. On utilisait alors des bateaux mixtes : voiles et vapeur. En 1885, le Portelois Pierre-François Bourgain arma le cordier à vapeur « l’Amiral Courbet ». Le progrès technique s’imposa et en 1913 on comptait à Boulogne-sur-mer jusqu’à 30 cordiers à vapeur.

Les cordiers recrutaient surtout leur équipage parmi les marins d’Équihen et du Portel. Les dimensions de ces bateaux variaient de 5 à 6 m jusqu’à 12 à 18 m.

Le plus souvent, les matelots naviguaient à la côte : dès l’aube, ils pêchaient merlans appâtés avec des hénons ou la nuit soles et carrelets qui se pêchaient aux vers. Les verrotières, nombreuses surtout en baie de Canche, fournissaient la matière première (Boulogne-sur-mer était le premier port artisanal pour la pêche des soles).

Quelques fois, l’été, les cordiers partaient pour une semaine pêcher au large de la Manche et de la Mer du Nord, à l’aide de grosses cordes, la raie, le turbot ou le congre qui se love dans les fonds rocheux. Ces poissons plus friands réclamaient comme appât des « cades » (morceaux de maquereau) mais surtout de l’encornet, très frais de préférence.

Les secrets de la pêche se transmettaient de bouche à oreille et malgré l’absence de radar la pêche était fructueuse. Cependant le travail était dur. Un cordier pouvait mettre à l’eau le contenu de 12 à 16 mannes d’osier soit environ 16 km de petites cordes garnies de « pelles » qu’il fallait « boëtter » (c’est à dire garnir d’appât) : le « zin ».

Des petits pavillons signalaient l’emplacement des cordes de chacun. Le moment venu il fallait « virer » les cordes, les débarrasser du produit de leur pêche et des saletés qui s’y étaient accrochées.

Les cordiers avaient toujours 2 jeux de cordes : un à bord, l’autre à terre. Pour prolonger la vie de leurs cordes, élément essentiel de la pêche, le bain de cachou était nécessaire et bon nombre de Portelois ou d’Équihennois, dans le chaudron familial réservé à cet effet, faisaient eux-mêmes leur « cuisine » plongeant les cordes dans un bain d’eau bouillante dans lequel ils faisaient dissoudre les blocs de cachou concassés.

Les corderies

Au début du siècle, Le Portel était riche d’une bonne dizaine de corderies. Il est vrai qu’elles ravitaillaient en cordages les bateaux de la région, ceux d’Étaples, voire même de Cherbourg. En 1926, sous ses 200 mètres de hangar, la corderie Nacry, par exemple, alimentait encore d’Étaples à Sangatte, 120 bateaux pour la pêche côtière. Équihen possédait également quelques petites corderies.

Le Portel – L’amorçage des lignes

Le métier, purement artisanal, se transmettait de père en fils. Aux origines du métier, qui remontait à 1805 pour la corderie Nacry, le cordier achetait les balles de chanvre à l’état brut (chanvre français et italien) et peignait son chanvre lui-même. Les premiers cordages étaient faits au rouet tourné par 3 hommes et torsadés main.

Une corde était formée de 3 ou 4 torons. Un toron était composé de fils de chanvre torsadés (4 à 8 fils). Plus le chanvre était fin, plus il y avait de fils pour le créer. Le diamètre et la longueur des cordes variaient selon le poisson à capturer et il fallait toute la science du pêcheur pour évaluer le cordage nécessaire. Il s’agissait de bien connaître “toutes les ficelles du métier !”. Il y avait d’abord l’avançon ou “pelle” en chanvre retors et poli, câblé en 2 torons d’une longueur de 90 cm environ que les pêcheurs utilisaient pour attacher l’hameçon, les hameçons étant placés au bout des “pelles”. Sur le “carré à pelles” (le rouet), le fil de chanvre était tendu en haut par des crochets, en bas lesté par des plombs. La torsion s’effectuait en tournant le rouet. Avec habileté, le cordier guidait le bâton glissé entre les fils qui remontait au fur et à mesure du travail et assurait la régularité de la torsion. C’était tout un tour de main à acquérir. Venait ensuite le “califet”, corde spéciale de 4 mm environ que l’on employait, nantie de “pelles” ayant pour appâts des vers de mer ou des coques pour la pêche aux merlans, carrelets, limandes et soles. La dimension du “califet” variait d’une pêche à l’autre.

Un vieux loup de mer

Afin de créer des cordages différents, on utilisait la câbleuse dont la force était alimentée par un moteur à essence, ensuite par un moteur électrique. Le chanvre était tendu sur crochets, au départ à un “émerillon” (tendeur) de gabarit variable selon l’épaisseur de la corde à obtenir. Cet “émerillon” était en fait l’élément essentiel pour la fabrication, “l’âme de la corde” selon l’ouvrier. Il était fixé lui-même à un chariot lesté de 40 kg de pierres environ lui permettant de maintenir sa tension. L’autre extrémité de la corde était attachée par des crochets sur un fronton de bois relié à la câbleuse. La corde tendue de l’émerillon à la câbleuse passait entre les énormes dents dressées vers le haut de râteaux géants, fixés sur des pieux plantés en terre. Les sabots (poulies) de la câbleuse en tournant formaient le toron.

Chaque jour, inlassablement, le cordier glissait avec dextérité “le couchoir”, outil en bois d’ébène qui réunissait dans ses rainures les 3 ou 4 torons pour former le cordage. Le cordier marchait le long de ses cordes, surveillant la régularité de la torsion. Sa cadence devait s’accélérer en fin de parcours pour assurer sa finition. Il fallait ensuite refaire rapidement le chemin inverse pour “rabattre”, c’est à dire refermer la corde qui ne se desserrerait plus. Créant ses cordes, il parcourait ainsi en moyenne 25 km par jour.

Les cordes étaient ensuite tannées dans un bain de cachou. La grande chaudière de cuivre, alambic infernal, était remplie de 1000 litres d’eau portée à 70 ou 80 °C, à laquelle on ajoutait le cachou (matière extraite des feuilles d’acacia des Indes). Les cordages plongés dans cette mixture le soir étaient retirés le lendemain, fumant sur leur bâton. Le bain durait 24 heures environ.

Le Père Nacry avait trouvé une astuce tenue jalousement secrète. En ajoutant 1 kg de soude caustique au bain de cachou, il obtenait une teinte plus foncée. Étant donné que le cachou était utilisé pour protéger les cordages de la corrosion de l’eau de mer, plus les cordages étaient bruns, plus ils gagnaient de valeur auprès des pêcheurs. Ce petit détail augmentait ainsi la notoriété du cordier.

Le cordier travaillait jusqu’à 14 heures par jour selon la demande. Son métier, qui demandait observation et résistance, était précieux. Les bateaux cordiers étaient nombreux et régnaient en maîtres sur la mer avant l’apparition des chalutiers.

Les Usines Stein au Portel fabriquaient également des cordages de chanvre ou de manille en plus grande production, sans rapport avec cette fabrication purement artisanale et de ce fait très appréciée. Les charrettes de chanvre arrivaient dans ces ateliers et la première opération était « l’ébarbage ». La poussière était dense, les ouvrières travaillaient, bien souvent, un mouchoir sur la bouche. Tous les travaux de fabrication étaient payés « aux pièces », ce qui signifiait travail harassant pour un salaire moyen. La main-d’oeuvre était essentiellement féminine, la vivacité reconnue des femmes et leur faible rémunération étaient deux éléments qui déterminaient les conditions de leur emploi.

Source : “Les Boulonnais au travail et à la fête – Petite histoire du Boulonnais de 1890 à 1938”.
Éditions des Beffrois

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